De la poésie à l’action

GRANDE SANTÉ

Qui es-tu donc ?     Me demanda-t-elle

Moi qui prends la parole     ce midi ici à Rimouski 

Mon père me nomma Ntàmbàlà Aloïs      Ma mère me nomma Kabuta Bênyì

Ce qui veut dire Engoulevent l’Exilé      L’un m’appelait Ntàmbàlà et l’autre Kabuta

Mon grand-père Citenga Ntâmbwà arriva et dit :     « Cet enfant s’appelle Kabuta

Le nom que lui a donné sa mère     c’est son véritable nom

C’est mon fils aîné Kabuta Bênyì     décédé trop tôt

Il s’appelle aussi Ntalaja Matanda      ce qui veut dire Celui-qui-apporte-la-paix »

Le missionnaire me surnomma Jean      comme l’apôtre de Jésus de Nazareth

Qui savait énoncer ses noms de force     Je me nomme moi-même de multiples noms

Pour tenter de dire les diverses manifestations     de l’être sans cesse renouvelé que je suis

Je suis Celui-qui-se-façonne-sans-cesse      L’on me reconnaît comme Initiateur

Celui qui initie à la taille de la pierre brute     pour construire des temples

Où l’on contemple des œuvres d’art     où l’on entend des musiques célestes

Où l’on converse avec les esprits    

L’on me reconnaît comme Initiateur     Celui qui initie à la taille des pierres

Ramassées dans la terre maternelle     ramassée au fond de la rivière

Tailleur-je-taille-les-joyaux-lovés-      au-plus-intime-de-soi   

Je révèle leur architecture complexe     et dévoile leur éclat

Celui qui me regarde      découvre ses propres visages insoupçonnés

Quand on contemple le génie pur    on prend conscience de son propre génie

On prend conscience de la nécessité      de le déployer et de le révéler

J’initie à l’art de percevoir avec tous ses sens     le monde autour de soi le monde en soi

J’initie à l’art de s’étonner et de rendre grâce     J’initie à l’art merveilleux d’être humain

Sais-tu désormais qui je suis ?

            Je vois en toi un homme sage    T’écoutant j’entends ma propre voix

            Te regardant je me vois    ô Miroir limpide

            Qui dévoile l’essence de l’humain    par-delà les contingences

            De la biologie et de l’histoire      du territoire et des philosophies

            D’où viens-tu étrange sage-homme    qui fait accoucher de soi ?

Je proviens du fonds des temps     là où l’on accueille pareillement

La mort et la vie la pluie et le soleil     là où l’on célèbre le lever du jour

Comme la tombée de la nuit      là où chaque nouvelle journée

Est une vie entière une éternité     là où pousse le baobab qu’on n’encercle pas

Là où l’on cultive la joie comme une plante      là où l’on chante en toutes circonstances

Justement que faire      quand on n’a pas été aimé

            Quand on a été abusé    quand on a appris de ses parents à consommer

Et qu’on a comme héritage la tristesse ?

Pour autant     l’on ne peut s’empêcher de se souvenir

De son origine marine ou cristalline    Si l’on n’est pas une huître

L’on est un cristal     nos aïeux l’ont dit à juste raison

L’on ne peut aider un bœuf à se relever     s’il ne s’y efforce lui-même

Ils ont dit encore :    Si on te frotte le dos

Alors frotte-toi le visage    L’on a l’obligation de s’ouvrir

Et de révéler la perle qu’on porte    L’on a la responsabilité d’utiliser ses mains

Pour frotter le cristal qu’on est     afin qu’il brille de tous ses éclats

Si l’on n’est ni perle ni cristal     l’on est la graine d’un baobab

L’on contient déjà le tronc les branches et les feuilles    ainsi que les fleurs et les fruits géants

Il ne reste qu’à s’installer dans la bonne terre    et à germer

Croyez-moi     chacun de nous

Est au moins    l’un de ces trois éléments !

Le passé est là       nous pouvons le chercher et le trouver

Nous pouvons pleurer dessus      de toutes les larmes de notre corps

Cependant nous n’avons aucune prise sur lui     Nous n’avons aucune prise

Ni sur l’huître ni sur le cristal      ni sur la graine !

Quant à l’avenir     il n’existe pas !

Il ne sert à rien de le chercher     Il faut le créer !

Nous sommes des créateurs du futur     et des créateurs de sens

Nous avons le pouvoir     de faire ce que nous voulons

De l’huître du cristal      ou de la graine !

J’entends bien     Mais que faire

Quand on a été fait négrifié     réduit à l’état de marchandise

Pour être vendu à l’encan     quand on est devenu

Une bête de somme     exploitable et corvéable à merci ?

Que faire      quand on a été colonisé et déculturé ?

Quand on a effacé votre nom      quand on a tué vos dieux ?   

Quand on vous a volé votre âme ?     Quand on vous a ethnicisé et génocidé ?

Je suis Gandhi     Mohandas Karamchand dit Bapu

Je suis Musulman et Hindou     Chrétien et Juif

Sachez que vous pouvez      sortir de l’enfer

Commencez par élever l’enfant    dont vous avez tué le père

Élevez-le comme votre propre fille      votre propre fils

Le simple fait d’aimer      par-delà vous-même

Peut vous faire      sortir de l’enfer

Il n’y a ni intouchables      ni nobles

Sachez que les pires diables      de ce monde

Habitent notre cœur      et y pondent des œufs

Mais sachez aussi      que la vérité et l’amour

Finissent toujours par triompher     Toujours !

            Mais dis-moi

Que penser

            De son mépris des Noirs ?

L’on ne peut s’empêcher      de reconnaître l’ambiguïté

Fruit de préjugés     liés au contexte politique

Mais Mahatma Gandhi     n’est pas que cela

L’être ne peut être     réduit à une de ses dimensions

Sa lutte acharnée       contre la domination étrangère

Par la non-violence      et le travail intérieur

Sont des voies royales     d’accès à la dignité

Elles demeurent inspirantes      pour l’humanité

De lui ni de quiconque      je n’attends la perfection

Étant moi-même      le siège de multiples contradictions

Qui suis-je moi pour parler      étant à la fois ange et diable ?

Aussi je ne l’idéalise pas     je ne le divinise pas

Sans approuver ses travers      je ne le juge ni ne le condamne

Je l’accueille tel qu’il est     et m’attache au meilleur de lui 

Je m’efforce de réduire l’écart     entre mes paroles et mes actes

Après tout     n’est-ce pas ainsi

Qu’il nous faudrait être     à l’égard de tout humain ?         

Je suis Thomas Sankara     fils du Burkina Faso

Chez nous femmes et hommes     ont les mêmes droits

Et nos proverbes disent :    « Il vaut mieux de l’eau pour tous

Que du champagne      pour quelques-uns »

« Nul humain quel qu’il soit     n’est plus qu’un autre »

Nous savons que par nos bras réunis     nous gagnerons

Notre autosuffisance économique     et notre liberté

Je suis Nelson Mandela      Les miens m’appellent Madiba

J’ai passé près de trente ans      dans des geôles infâmes

Pour libérer mon peuple      victime de la ségrégation

Je suis sans race     Je sers la main à mon bourreau d’hier

L’humanité ne se relèvera que     à travers les valeurs que voici :

Le pardon et la réconciliation      la non-violence et l’hospitalité

Je suis Martin Luther King      fils du Nouveau Monde

Mes ancêtres vivaient      dans la lointaine Afrique

Je suis issu de Harriet Tubman      et de Abraham Lincoln

Ainsi que de Web Dubois     et de Marcus Garvey

Je suis Rosa Parks      je refuse d’occuper le siège du fond

Je suis le Rêveur qui rêve      d’une humanité fraternelle

Où il n’y aura plus      ni maître ni esclave

Où le concept de race      sera définitivement aboli   

Et où tous les humains      vivront ensemble

Jouissant des mêmes droits      et du bonheur partagé

Quoi qu’il m’arrive       l’amour énergie redoutable triomphera !

Un tel homme il est vrai

Est une force dépouillée de tout artifice

C’est David terrassant Goliath 

Regarde cet air défiant     qu’a su sculpter Michel-Ange !

Alors il devient indécent     il devient inacceptable

De se lamenter      de blâmer le sort injuste

Lorsqu’on a devant soi     un monstre hideux nommé

Empereur-livide-     armé-de-poudre-et-de-crucifix

Négrier-à-la-conscience-anesthésiée-     venu-du-Nord

Tyran-assoiffé-d’or-et-d’argent-     valet-de-Paris

Alors l’on est forcé      de le renverser !

            En effet     l’on n’a plus rien à perdre

L’on n’a plus rien à craindre    L’on devient plus fort que la mort !

Toutefois j’entends bien :      Au Sud la pauvreté la précarité

Créées de toute pièce     par la cupidité et la courte vue

Des hordes conquérantes du Nord     rôdées à la prédation

Et l’homme tentant de survivre    n’a pas le temps de déprimer

Il ne peut pas passer sa vie     à se lamenter focalisé sur soi

Au Nord la misère sans fond     de l’homme repu

Focalisé sur son nombril      et son bien-être en solitaire

Ivre de mirages et d’artifices      de bruits et de distractions    

Oublieux de ce qui fait de lui      un être humain digne

S’étant déclaré Dieu      ne sachant plus à quel saint se vouer

Devenu compliqué et creux      il a honte il a peur il est mal

Il a perdu le sens il est vulnérable      il ne lui reste que le suicide 

Au juste    je me demande

Comment elle fait    Rosalie !

Qui est donc Rosalie ?

            Rosalie     c’est une étonnante mère de famille

            Victime d’une bactérie     mangeuse de chair

Elle habite en Mauricie    Elle est amputée

De ses deux bras     et de ses deux jambes

Mais elle a encore sans doute     ses deux yeux et ses deux oreilles

Son cerveau et tout le reste de son corps     Elle est en vie

Elle estime que chaque matin     elle gagne deux gros lots

Ses deux garçons      et son tendre Wakiza

Qui l’aiment à la folie     Alors elle rit encore plus qu’avant

Elle rit pour le plaisir d’être au monde     Elle rit de ses membres absents

Elle fait des petits plats savoureux    Elle peint des toiles superbes

Je me demande comment elle fait     la belle Rosalie !

Ce qui compte     ce n’est ni la longueur de la vie

Ni le poids du compte en banque    ce qui compte

C’est l’intensité     la qualité de la vie

            Est-ce cela     que tu appelles grande santé ?

Tu l’as dit    c’est bien cela

Et plus encore !    La grande santé

Déborde de l’individu    Elle est contagieuse

Sa simple présence     est soignante

            J’entends bien      nous avons le devoir

De prendre soin     de notre âme !

C’est une responsabilité    Des uns vis-à-vis des autres !

            En somme chacun est invité     à devenir Grande Santé !

Jean Kabuta