La Longue Main - The Long Hand
I
Eekèlekèlee kèle kelèèlè wa kelèèlè !
Soyez les bienvenus soyez les bienvenus !
Amis venus de tous les coins du pays
Venez voir de vos propres yeux !
Il vaut mieux voir soi-même
Plutôt que d’écouter un compte-rendu !
Venez voir en ce jour solennel
En ce troisième jour du mois de juin 2022
Comment des pensées venues d’ailleurs
S’incarnent dans des matériaux locaux
Comment le lukasa des Balubà de la RDC
Fait de bois de perles et de bouts de métal
Devient monument altier dans un nouvel environnement
Porteur de valeurs universelles
Le lukasa ou longue main support de mémoire
Propre à la société secrète mbudye
Est sorti aujourd’hui au grand jour
Posé sur un piédestal en forme de croisette
Il a pris place dans cette agora argentée
Au bord de l’Escaut porte ouverte sur le monde
Là d’où jadis les Belges gagnaient le Congo
Là où débarquèrent les premiers Congolais
Dans l’œuvre exposée
Tout est détournement de fonctions
Tout est détournement de contenus et de matériaux
Tout est reformulation et recontextualisation
Tout est recréation et stylisation
Dans le but de créer un lukasa contemporain
Archive de trajectoires contemporaines
Pour en faire une forte parole de célébration
Des vies de personnes de notre temps
Les cristaux en trois dimensions
Retracent la trajectoire maritime entre Anvers et Boma
La croisette augmentée
Devient piédestal qui porte le lukasa
Et le montre au monde
Cristaux et textes remplacent les perles
Les matériaux proviennent de sites locaux
La fonction mémorielle du lukasa est enrichie
Par la création d’un site Internet
Future archive dynamique de trajectoires
Des gens d’ailleurs comme des gens d’ici
Des mémoires partagées par les communautés
Pour un meilleur vivre-ensemble
Venez contempler l’immense symbole
Posé là pour éclairer la mémoire
Des poètes et des historiens
Qui racontent l’histoire les trajectoires les épopées
Des personnes au destin exceptionnel
Issues de notre continent et d’ailleurs
Des personnes éparpillées sur la planète
Depuis le début de l’humanité
Venez contempler sur l’espace public belge
Cette remarquable figure unificatrice
Œuvre sur la rencontre sur la mémoire
Véhicule d’idées d’émancipation de fraternité
Signifiante pour la diaspora congolaise d’Anvers
Comme pour la population anversoise
M’appuyant sur les scientifiques éclairés
Je vous invoque
Ô ancêtres du genre Homo
Apparu sur le continent africain
En particulier Homo Habilis et Homo Erectus
Précurseurs d’Homo Sapiens
Sans doute mus par la recherche de nourriture
Et la curiosité si humaine
Vous vous êtes mis à migrer vers d’autres horizons
Voici deux millions d’années dit-on
Vous les premiers êtes partis librement
Dès que vous vous êtes redressés
Depuis la posture courbée ou rampante
Qui est celle de nos sœurs et frères animaux
Celle aussi de la personne conquise soumise et résignée
Vous veniez de gagner la posture debout
Vous veniez de libérer vos mains
Les rendant désormais capables
De créer de façonner des outils des ustensiles
D’imaginer l’art d’inventer l’écriture et autres symboles
Voilà le mouvement à travers lequel
Vous avez peuplé la planète
Tout en vous transformant
Selon les climats selon les environnements
Tout en relevant de multiples défis
Tout en vous diversifiant
Par les cheveux les yeux la couleur de la peau
Tout en créant des langues des philosophies
Des techniques des rituels et des récits
Plus tard d’autres d’entre vous ont été forcés à l’exil
Aux différents coins du monde
Particulièrement dans les Amériques et les îles
Nouvellement colonisées
Pour y être exploités
Comme esclaves enchaînés entravés
Comme marchandises qu’on vend qu’on achète
Comme simples outils de travail
Comme bêtes de somme
Au prix de violences inouïes
Enfin à l’heure actuelle
Nos jeunes affrontent obstinés
L’insatiable Méditerranée
Et autres obstacles redoutables
Pour fuir la pauvreté
Créée chez eux depuis des siècles
Par des conquérants dits civilisateurs
Ils sacrifient tout pour gagner l’Union Européenne
Pour aller goûter
Aux fruits chez eux défendus
Alors que les eldorados entrevus
Cachent des maladies effroyables
Comme la solitude l’anxiété et la triple violence
Violence à l’égard de l’environnement
Violence à l’égard de l’autre et à l’égard de soi-même
Toutes expressions de la misère psychique
Toutes génératrices d’une détresse sans fond
Sans parler du mépris et de la haine
Réservés aux prétendus intrus !
La planète entière en réalité n’est peuplée
Que de migrants d’origine africaine
Elle n’est peuplée
Que d’Africains de la diaspora
Elle n’est peuplée
Que des mêmes humains aux apparences différentes
Je vous salue je vous remercie
Ancêtres avant-coureurs à la fois téméraires et bienveillants
Vous êtes toujours à nos côtés
Dans nos pérégrinations
Depuis nos terres ensoleillées et fertiles
Où poussent en abondance
Des fruits savoureux
Des pierres précieuses
Des êtres aux muscles pleins et aux épaules luisantes
Des enfants prometteurs et donneurs de sens
Ainsi que des vieillards inspirants quoiqu’en partance
Vous êtes toujours à nos côtés
Depuis nos pays bénis
Jusque dans ces contrées fraîches et frustes
Qui cependant ont su faire de leur dénuement
Des tremplins vers une prospérité
Enviable quoique factice
Or quelles que soient les conditions
Quelles que soient les raisons de notre exil
Nous n’avons jamais voyagé les mains vides
Nous sommes arrivés sur cette terre inconnue
Porteurs de valeurs porteurs d’héritages
Capables de ré-enchanter le monde
Capables de poétiser la vie
II
Pour des raisons historiques
On m’appelle Sammy
C’est le nom d’un prophète
Ou d’un chef guerrier
Il est dérivé de Samuel
En langue hébraïque
Il est connu aussi
En langues grecque latine et arabe
Il signifie dans ces langues :
« Yahweh a entendu »
Ce nom n’est qu’un résumé
Il raconte tout une histoire
Celle de la présence
De missionnaires catholiques et protestants
Celle aussi des adeptes du prophète Mohammed
Venus nous imposer leur Dieu créé de toutes pièces
Alors que Shààkapàngà ou Leeza ou Mvìdi-Mukùlù
Être-Suprême Potière-Primordiale aux noms innombrables
Était déjà là, avait toujours été là de tout temps
Il raconte indirectement l’histoire de la résistance
D’un fils des Bakongo apparu au cœur de l’Afrique
Du nom de Kimbangu Le-Rebelle
Contemporain du sud-africain P.K.I. Seme Le-Visionnaire
De bonne heure Kimbangu se dressa
Contre le pouvoir colonial
Il résista à la colonisation matérielle politique et mentale
Du peuple congolais
Au prix de sa liberté de mouvement au prix de sa vie
Sammy évoque enfin
L’histoire de l’enfant colonisé
Qui s’écarte des voies tracées
Et qui trace sa propre voie
Est-ce étonnant si le même enfant précoce
Releveur-de-défis
Celui qui comble par l’autoformation
Les enseignements inexistants
Ait réussit à faire de soi-même
L’expert attendu dans l’art de communiquer
Celui qui s’affranchit du legs colonial
Sous toutes ses formes
Pour créer
De nouvelles catégories et normes
Celui qui se nourrit de l’héritage
Reçu des anciens
Pour renouveler les pratiques
Et créer des œuvres inédites ?
Je suis l’homme assoiffé
Et créateur d’idées nouvelles
Celui qui se déleste d’oripeaux
Et autres valeurs usées
Sachant que toute vérité quelle qu’elle soit
A besoin d’être remise en question
La logique du lukasa ne repose-t-elle pas justement
Sur une négociation constante
Toujours sujette à débat
Jamais définitive jamais absolue ?
Ce qu’on appelle vérité
Ne saurait jamais être définitif
Comme l’ont bien perçu
Les Igbo du Nigéria
Pour qui tout est relatif
Même Chukwu Être-Suprême !
Je suis
Explorateur-d’espaces-politiques-non-conventionnels
Là où la communauté fleurit
Et nourrit l’individu
Là où la communauté reconnaît
Et soutient la personne dans son unicité
Là où l’empathie et l’interdépendance
Sont une posture de vie
Là où cependant on renonce à sa vie
Pour défendre sa dignité
Là où l’on sait que la personne n’existe
Qu’au travers des autres
Là où chacun œuvre au bien-être commun
Et à l’harmonie dans les liens
Là où la résilience pousse l’être
À créer des tremplins à toujours se redresser
Pour le dire en deux mots
Je suis habitant d’Ibuntu Là-où-fleurit-l’ubuntu
Cependant ces exploits
N’auraient jamais été possibles
Sans l’intervention bienveillante
D’alliés au grand cœur tels
Le Vicanos Club collectif d’amies et amis passionnés d’art
Simon Mukundayi photographe professionnel
Et maître à penser
Hubert Maheux le passionné d’architecture
De patrimoine culturel et matériel
Celui qui rend possible la rencontre
De formidables professionnels
Qui ouvrent la voie de la recherche
Et du questionnement sur l’héritage colonial
J’allais oublier Picha
Collectif d’ami.e.s artistes et producteurs culturels
Créateurs à Lubumbashi
De la Biennale d’arts visuels
Alors que l’État à la vue courte
Néglige l’artiste pourtant pourvoyeur de beauté et de sens
Alors qu’il produit des individus
Qui dansent autour de leur nombril
Alors qu’il ignore tout de l’ubuntu
Pratique de la complémentarité et de la fraternité
Alors que l’État a un seul projet qu’il a une seule obsession :
Recréer la dépendance coloniale et l’occidentalose
J’ai aussi une gratitude infinie
À l’égard de mes proches bien-aimés :
Mes géniteurs mes sœurs et mes frères
Tous êtres de grande beauté
Mon amoureuse Rosa Spaliviero
Dont le prénom évoque Rosa Parks la Résistante
Mon fils Leo Baloji Kabambi
Dont le prénom m’inspire sans cesse le renouvellement
Sachez qu’en langue kiswahili
« Leo » mot mélodieux entre tous signifie « aujourd’hui »
J’ai une gratitude infinie à l’égard
Des collaborateurs institutionnels et privés :
Samuel Saelemakers du Middelheim Museum
Estelle Lecaille, Aude Tournaye et Ismaël Bennani
Orfée Bonhomme, Jean-Daniel, Valentin Bollaert
Et l’équipe de Bureau Nord
Toutes mains qui ont façonné
Cette matière que vous êtes venus contempler
Toutes personnes admirables au cerveau agile
Qui ont cogité sur la pertinence du propos
Qui ont cru en ce projet audacieux
III
L’année 1978 fut marquée
Par une série d’événements dans le monde
Faute de temps nous évoquons essentiellement
Ceux qui se déroulèrent en Afrique :
Prix Nobel de la paix à l’Égyptien Anouar el-Sadate
Et à l’Israélien Menahem Begin
Élections législatives pluralistes au Sénégal
Et cinquième mandat de Sédar Senghor
Invention de l’écriture mandombe par Wabeladio Payi Inspiré par Simon Kimbangu
Seconde attaque
Des ex-gendarmes katangais
Qui revendiquent la souveraineté
Et la sécession de la province minière
Ce n’est pas la première fois
Que surgit un tel élan identitaire et sécessionniste
Entretenu par l’ancien occupant
Qui avait pris soin de diviser pour régner
En exacerbant dans la colonie
La conscience de la tribu et de l’ethnie
En 1960 comme en 1978
Il ne voulait pas quitter
Il ne voulait pas lâcher sa riche propriété pourtant usurpée
Ainsi donc des rebelles du FNLC venus d’Angola Assiègent Kolwezi
Cependant intervient
L’armée française suivie de l’armée belge
Pour sauver le régime menacé de Mobutu
Leur rempart contre le communisme
Au Kenya disparition de Jomo Kenyatta
Daniel Arap Moi lui succède
En Afrique du Sud
John Vorster est élu à la présidence
L’ONU demande à l’Afrique du Sud
De rendre son indépendance à la Namibie
Début de la guerre
Entre l’Ouganda et la Tanzanie
Disparition des papes
Paul VI et Jean-Paul Ier
Du chanteur Claude François
Et du chanteur Jacques Brel
De l’anthropologue Margaret Mead
Et du peintre Giorgio De Chirico
Des personnalités politiques
Golda Meir et Houari Boumédienne
Naissance de l’acteur Omar Sy
Et du footballeur Didier Grogba
Je m’arrête là
L’histoire est une alternance perpétuelle
De naissances et de décès
De soulèvements et d’apaisements
De construction et de destruction
D’heurs et de malheurs
Il n’empêche que
Parmi les faits les plus saillants de l’année 1978
Il faut relever par-dessus tout
La venue au monde
À Lubumbashi la capitale du Shaba
Ce qui veut dire cuivre
Le 29 décembre
Qui était le dernier vendredi de l’année
À 17h45 précises juste avant que la nuit ne tombe
Inaugurant le règne de la femme
La venue au monde donc
D’un enfant spécial aux nombreuses promesses
Un enfant au potentiel merveilleux
Un enfant de la trempe
Des Mwindo Kabutwa-kenda
Des Mikombo fils de Kaleo
Des Sundjata Keita
Et des Ndinde
Qui portait dans une main un ciseau
Et dans l’autre un marteau
Sa mère et son père provenaient tous les deux
De la région septentrionale du domaine lubà
Ils lui donnèrent le nom de Kabambi Baloji
Je me tais j’ai hâte de lui donner la parole
Afin qu’il nous dise qui il est vraiment
Afin qu’il décline son identité
IV
Je m’appelle Kabambi Baloji
Et je suis content de m’appeler ainsi
Sachez que se nommer
C’est plus qu’énoncer son nom
C’est se situer s’inscrire dans une lignée
Et dans un territoire
C’est invoquer et honorer
Celles et ceux qui nous ont précédé
Celles et ceux qui ont conçu
Le projet de nous mettre au monde
C’est rappeler
Que nous sommes la dernière manifestation
De forces et de pensées
De rêves et d’intuitions
Conjuguées et entretenues
Par une multitude de personnes avant nous
Se nommer
C’est poursuivre la création
Et c’est rendre grâce pour le privilège
De participer à l’expérience humaine
Énoncer son nom
Pourtant reçu d’une autre personne
C’est confirmer qu’il ou elle a bien vu
Qu’on n’est pas un mirage
C’est confirmer qu’on a effectivement atterri
Dans le genre humain
Mon nom réel je suis donc Kabambi Baloji
Voilà mon nom initial mon nom intérieur
Celui que comprennent mes ancêtres balubà
L’ancre par lequel on accède à mon essence
Et qui véhicule l’énergie vitale transmise
Depuis le début des temps
Et qui circule en croissant
De génération en génération
Cadet d’une famille de trois garçons et trois filles
Une famille fondée sur la recherche
De l’harmonie et la pratique de l’amour
Je suis Kabambi Baloji
Qu’on-n’incrimine-pas-les-sorciers
Fils de Baloji Mwambi
Du noble clan des Bakwa-Mulumba
Qui vivent sur le territoire de Ngandanjiika
Dans l’actuelle province de Lomami
Je suis aussi fils de Nonoyabu Kabunda Charlotte
La plus noble des Beena-Kalambaayi
Kalambaayi Mukwa-Mukenyi wa lubombo
Wa badiila mpasu ni masala bitondolo e kutola
Notre littérature raconte l’histoire fabuleuse
Du chasseur dénommé Ilunga Mbidi Kiluwe
Ou Ilunga Mbidi Le-Noir-aux-épaules-luisantes
Qui vint de l’est à la poursuite de gibier
Il se retrouva au royaume
Du roi Nkongolo Le-Rouge-aux-mœurs-légères
Il épousa les deux sœurs du roi
L’une d’elles donna la vie à Kalaala Ilunga L’Invincible
Kalààlà Ilunga renversa le roi Nkongolo
Il créa la royauté sacrée des Balubà méridionnaux
Les textes oraux expliquent pourquoi
Une partie de ses sujets émigra vers le nord
C’était avant l’arrivée du conquérant assoiffé d’or d’ébène
Et d’autres matières premières
Mes ancêtres avaient déjà connu plus d’une migration
Ne vous l’ai-je pas dit ?
Ensuite le colonisateur ramena au sud
Une bonne partie d’entre eux
Pour exploiter leur force de travail
Tout en effaçant leurs noms leur culture et leur histoire
Je suis né au cœur du continent africain
Là où le symbole est la clé de la connaissance
Là où la connaissance est gravée
Dans les textes longs les proverbes et autres formules
Comme dans des sceptres royaux dans les nkasa[1]
Et autres supports matériels
Là où le pouvoir est partagé
Entre les femmes et les hommes
Là où le lukasa anthropomorphe
Rappelle à toutes les générations
Que les femmes règnent la nuit
Et les hommes le jour
Là où le Muntu ou être humain digne de ce nom
Se doit d’être initié
Là où le buumuntu est l’horizon
Vers lequel chacun doit marcher
[1] Pluriel de lukàsà.
Au-delà
D’Ilunga Mbidi
Nous descendons
Nous autres humains
De l’Ancêtre-primordial-
Aux-noms-innombrables
Qu’on appelle Mpangaabintu
Ou « Ordonnateur de l’univers »
Ou Shaakapanga « Grand-Constructeur »
Ou Maweeja Nnangila ou encore Unkulunkulu
V
Je ne suis pas venu dans le monde
Juste pour consommer
Je suis venu muni d’un ciseau et d’un marteau
Symboles puissants
Pour inscrire dans la matière
L’histoire fabuleuse des héros de notre temps
Pour symboliser la rencontre tant attendue
Entre les peuples du nord et du sud
Plus particulièrement
Entre le peuple congolais et le peuple belge
Ce lukasa anthropomorphe
C’est l’humain dans sa totalité
Constitué de femmes d’hommes
Et de toutes les variétés d’humains
Ce symbole posé à juste raison
Sur une croisette géante
Au bord du fleuve Escaut
Dans la célèbre ville d’Anvers
D’où partirent les premiers Belges
Et où accostèrent les premiers Congolais
Souligne le souci de construire ensemble
Une humanité nouvelle
Il souligne l’avènement d’une ère nouvelle
Celle de la conciliation et de la résilience
Celle de la collaboration et de la solidarité
Il oriente nos regards vers le présent et le futur
Car les acteurs d’aujourd’hui
Ne sont pas ceux d’hier
Archive de la mémoire de la royauté sacrée
Le lukasa se démocratise
Il se fait archive de la mémoire populaire
Assumant le sens suggéré
Par sa structure linguistique
Qui confère au préfixe lu– une valeur augmentative
Il nous ramène au sens de « longue main »
Ou même par extension au sens de « main tendue »
Tendue vers l’autre
Qui est fondamentalement membre de la même humanité
Celui qui me met au monde qui m’élève
Le témoin de ma vie au travers de qui j’existe
Celui qui me nomme qui articule mon nom
Miroir qui me révèle à moi-même
Celui qui m’enterre quand je quitte la terre
Celui qui me pleure quand je cesse d’être
Le lukasa contemporain comme main tendue
Nous enseigne qu’être c’est être avec
Il est main tendue vers l’autre
Celui qui est fondamentalement différent de toi ou de moi
Celui qui vient d’ailleurs
L’immigrant l’autochtone le conjoint le passant l’inconnu
Il nous prédispose à faire face
Aux défis de tous ordres :
Les différences sociales et politiques
Culturelles et philosophiques
Les préjugés et les stéréotypes
Les pesanteurs et les résistances d’origines diverses
Symbole complexe
La longue main nous apprend encore ceci :
Des sociétés purement orales
N’existent pas
Se servant de supports divers
Les gens de la savane ou de la forêt ont pris soin
De consigner sur des supports matériels
Les connaissances utiles pour eux
À Dieu le gros-œuvre
À l’Humain la finition !
Autrement dit :
Dieu esquisse le monde et l’Humain le parachève
Voilà la raison pour laquelle Mbidi Kiluwe
Le chasseur venu de l’est
Qui a des mœurs raffinées
Qui amène des objets retravaillés
Représente un modèle à suivre
Et incarne le futur idéal
Voilà l’invitation faite à l’Humain
De contribuer à la création du monde !
Aussi Sammy Créateur issu de Shaakapanga
Celui-qui-crée-sans-cesse
S’autorise à juste raison
À recréer le monde de façon inédite
VI
Voilà l’occasion de rendre hommage
À Paul Panda Farnana Mfumu
Premier Congolais diplômé
De l’enseignement supérieur
Qui vécut de 1888 à 1930
Panda Farnana était contemporain du juriste sud-africain
P.K.I. Seme auteur de The Regeneration of Africa en 1906
Panda Farnana Mfumu l’homme au destin fascinant
C’est l’enfant congolais au charme irrésistible
Issu des célèbres Bawoyo
Qui peuplent l’extrême ouest du domaine Kongo
Passés maîtres dans la fabrication
Des couvercles à proverbes
Qui ouvrent le dialogue
Entre l’épouse et l’époux
Pour sauvegarder l’harmonie
Les Bawoyo sont passés maîtres
Dans la gravure de la parole dans la matière
Pour l’extraire de l’érosion par le temps
Pour l’extraire de l’oubli
Afin de la transmettre intacte
À la postérité
Le jeune Panda Farnana sut séduire les Derscheid
Une famille bourgeoise de Bruxelles
Il avait 7 ans seulement
Lorsqu’il quitta sa famille et ses compagnons et son pays
Lorsqu’il partit pour un long exil au pays des Blancs
À la fin du 19ème siècle
Il se fait adopter par Louise Derscheid en Belgique
Quoique étoilé le pays est plutôt terne et froid
Mais il lui offre l’opportunité
De faire des études et de déployer son génie
Il a l’âge qu’avait Sunjata Keita futur empereur du Mali
Lorsqu’il se redressa et libéra ses bras et se mit à marcher
En réalité Panda fait partie d’un projet implicite
Un projet paternaliste conçu par le colonisateur :
Se servir d’un groupe d’enfants noirs sélectionnés
Après les avoir nantis d’une formation idoine
Pour accomplir sa mission dite civilisatrice
Lorsqu’éclate la Grande Guerre
Qui met à jour la barbarie humaine
Panda s’engage dans le corps des volontaires congolais
Avec trois autres compatriotes
En 1919 il participe à Paris
Au premier Congrès Panafricain
Aux côtés de William Edward Burgardt ou WEB Du Bois
L’un des fondateurs en 1909 de l’Association nationale
Pour la promotion des personnes de couleur ou NAACP
Et qui vécut de 1868 à 1963 soit près d’un siècle
En 1921 Panda contribue à l’organisation à Bruxelles
Du deuxième Congrès Panafricain
Kwame Nkrumah dira quelques décennies plus tard
Que l’indépendance du Ghana ne veut rien dire
Si le reste de l’Afrique n’est pas libéré
George Padmore, Kwame Ture et bien d’autres
Lutteront d’arrache-pied en faveur du panafricanisme
En 2000 Mouammar Kadhafi rêvera des États Unis d’Afrique
Avec un gouvernement une armée et une monnaie uniques
Comme meilleur moyen pour le déploiement de l’Afrique
De bonne heure Panda Farnana Mfumu L’Éclairé
Avait compris la nécessité impérieuse d’une Afrique Unie
Constituée de nations jouissant de l’autodétermination
Par-delà les frontières arbitraires tracées par le conquérant
Ses tuteurs belges avaient cru avoir réussi
À faire de lui un homme soumis
Hélas le colonisateur à la fois naïf et paternaliste
Ne sut jamais dompter ce fils des fiers Bawoyo
Panda Farnana Mfumu
À l’instar de Pixley ka Isaka Seme
1er président de l’African National Congress ou ANC
Devint plutôt un intellectuel engagé
Militant-obstiné qui défend
Sa dignité et celle de ses semblables
Esprit-d’avant-garde qui s’insurge
Contre la minorisation dont il est victime
Résistant-résolu
Qui pose les jalons conceptuels du nationalisme
Penseur qui instruit
Les Africains amenés dans la métropole
Homme-en-colère
Qui fustige la politique coloniale discriminante
Porte-parole passionné
Des vétérans de la Grande Guerre
Militant désintéressé
Qui milite pour la dignité des Africains
Homme-audace
Qui dénonce brimades spoliations et iniquités
Détracteur de l’apartheid colonial
Qui s’enflamme pour d’innombrables causes
Défenseur de l’Afrique malmenée
Qui dénonce le travail forcé
Homme fier et digne
Qui s’insurge contre la dégradante l’inhumaine chicote
Combattant qui combat
Toutes les formes de violence et de racisme
Foudre-redoutable
Qui ouvre une brèche béante dans le système colonial
Panafricaniste-clairvoyant
Qui comprend la force d’une Afrique unie
Compagnon du Jamaïcain Marcus Mosiah Garvey
Partisan du retour des Noirs de la diaspora en Afrique
C’est le moment de rendre aussi hommage
À d’autres précurseurs nés au 19ème siècle tels que
Le Libérien E.W. Blyden et le Jamaïcain J.A. Rogers
Les Haïtiens Bénito Sylvain et Anténor Firmin
Vaillants résistants à la sinistre entreprise de réification
Et de déshumanisation des personnes venues d’Afrique
Ils sont admirables artisans d’une Afrique unie et digne
Voilà l’une des histoires que raconte ce lukasa géant
Voilà le pan de l’histoire que révèle le lukasa-symbole
De Sammy Baloji L’Artiste-enseignant
Toutefois cette œuvre est avant tout un tremplin
Qui nous permet de transcender nos griefs
C’est le pilier de notre histoire commune
Que nous sommes venus célébrer devant ce fleuve argenté
Qui débouche sur la mer et sur d’autres mondes
Liés à cette immense main tendue qui est un symbole
De la rencontre respectueuse et joyeuse des peuples
Ce lukasa contemporain est un monument
Créé par un artiste au grand cœur à la vue lointaine
Et nous sommes venus de tous les horizons
Pour dire notre admiration pour dire notre joie
D’appartenir à la même humanité dans la fraternité
Soucieux de créer un monde où il fasse bon vivre pour tous
À propos si vous voulez déchiffrer les messages encodés
Dans la pierre ou le métal dans le bois ou même la peau
Ecoutez Clémentine Nzuji Madiya Déchiffreuse aguerrie
Dévoileuse éclairée qui dévoile le mystère des symboles
Et autres signes qui donnent accès à la pensée africaine
Pour dire toute la puissance
De cet objet renouvelé repensé
Il fallait passer par une langue nouvelle
Qui ne se contente pas de reproduire
Ce que les griots disent déjà si bien
C’est le kasàlà contemporain
VII
Je suis Jandhi chantre du kasàlà contemporain
Qui nomme l’actualité et qui pointe vers le futur
Poète bienheureux convié ce 3 juin en ce lieu sacré
Pour accompagner l’inauguration de cette Longue Main
On m’appelle Jean-qui-dit ou Jandhi
Pour résumer mon long parcours
Commencé à Kamina
En République Démocratique du Congo
Jusqu’à Rimouski-lez-Saint-Laurent
Située dans la partie orientale du Canada
En passant par Anvers où j’ai été tant aimé
Que j’ai oublié la couleur de ma peau
Et Bruxelles où j’ai subi l’initiation à la pensée occidentale
Et à la pensée africaine
Et Gand où j’ai enseigné la linguistique et la littérature
Où j’ai pris conscience que j’avais beau être devenu Belge
Je n’étais pas pour autant devenu blanc
Jusqu’à Rimouski-La-Ville-du-bonheur
Où je fleuris où je déploie mes ailes
Pour mes ancêtres je suis Kabuta Mukwa-Ndaba
Ngelenji Beenyi Ntalaja Matanda wa Ndaayà wa Kambalà
Wa mu Nnyemvwa mudi cyomba cibonga ni muunya
Mudya-ngomba Nzoolo-wa-ndaalaa-kuulu
Cependant je suis aussi
Kabuta Ngo Semzara Mtajamajina Le-Nommeur
Fils adoptif de Thabiti-L’Endurant, mari de Ndaayà ma mère
Grand-frère de Cheusi La-Noire et de Bora La-Noble
Conjoint de Laëtitia Rugira Soleil-d’Afrique-en-Amérique
Artiste d’origine africaine issu de Ndaayà et Kambalà
Compagnon de P. Otieno Lumumba L’Enseignant-excellent
Locuteur du kiswahili langue supra-nationale entre toutes
Panafricaniste nourri de ce que le continent a de plus suave
Être complexe à l’identité floue insaisissable
L’Imparfait-toujours-en-construction
Mouvement-perpétuel qui naît qui meurt qui naît qui meurt
Chef-d’oeuvre parmi d’autres émané de Potière-Suprême
Ce lukasa agrandi de Sammy Baloji
Magnifie l’art de graver la parole
Qui conserve l’histoire à travers des symboles
Que déchiffre l’initié
Le lukasa qui a fasciné des chercheurs avisés
Tels Mary Nooter Roberts et d’autres
Fait partie d’un grand nombre d’objets parlants
Répandus en Afrique subsaharienne
Tels les récades les sceptres et les panneaux sculptés
Telles les toiles et les cordes à proverbes
Qui portent des devises des noms de force
Des noms de lieux des récits épiques
Et des symboles variés
Qui donnent un accès direct à la connaissance
Se souvenant qu’est africaine
L’Égypte terre de l’hyéroglyphe
On comprend que l’Afrique entière
Soit le continent de la parole matérielle
Le continent où même la peau humaine
Est un noble support de connaissances
Comprendre le lukàsà contemporain
C’est comprendre ce qu’on entend
Par kasàlà contemporain
Eekèlekèlee
Kèle kelèèlè kele kààù !
Jean Kabuta
Anvers, le 3 juin 2022
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