La puissance du discours intime
Voici un échange de courriels avec un jeune ami Du nom de Philippe-Serge
Ce mercredi 16 novembre 2022 Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis des lustres
I
Habari gani ? (« Quelles nouvelles » en Kiswahili)
PS
Juste ciel, toi, Philippe-Serge !
Il y a trois jours, je mettais de l’ordre dans mon bureau
Je suis tombé sur un numéro de « Lettre d’Opinion » datant de 1992 ![1]
Je suis en bonne forme et rends grâce aux ancêtres !
Mais dis-moi, dans quel monde es-tu ?
JK
[1] Revue bimestrielle de culture et de réflexion créée par Philippe-Serge (PS), à laquelle j’ai contribué.
Kinshasa ! Et toi ?
Je serai en Belgique à partir du 15 décembre pour trois semaines
Es-tu toujours à la même adresse ?
Je passe de temps à autre sur Nivelles
Mais je n’ai jamais réussi à retrouver le chemin
PS
On peut en effet essayer de remonter le temps Et imaginer ce scénario-là !
Je vivrais toujours là-bas Dans la minuscule Belgique qui m’a accueilli enfant
Je passerais mes journées Depuis le matin jusques au soir
À garder mes petits-enfants À leur raconter des histoires à jouer avec eux
À évoquer les exploits les lauriers les folies Les scènes les événements les visages
Je passerais anxieux ma vie À ressasser les opportunités manquées les échecs
À me lamenter sur mon couple desséché Déserté de bonne heure par la parole
À maudire ma famille maternelle Pour m’y avoir précipité à mon insu
À me blâmer d’avoir autorisé dans mon propre foyer Un coup d’État suivi de pillages
À me blâmer d’avoir été si naïf et si passif Malgré mes titres et fonctions
À blâmer l’université de Gand Où il me semble avoir perdu mon temps
À blâmer la Belgique où j’ai été discriminé Malgré mon intégration réussie
À me reprocher de ne m’être jamais fait respecter De ne m’être jamais défendu
Je passerais ma septième ou huitième décennie Nostalgique amer déçu
À participer aux voyages organisés pour aînés À faire des séjours à l’hôpital
À jouer aux cartes Avec mes compagnons du troisième ou du quatrième âge
À bavarder à picoler à me goinfrer Avec mes copains du Rotary ou du Lions
À promener mon chien le matin et le soir À regarder la télé dans le mutisme
En compagnie de ma femme vieillie ! À vieillir et à attendre la mort
Après avoir été mis à la retraite C’est-à-dire en marge de la vie !
Peut-être que je n’aurais pas tenu le coup Que j’aurais fini par commettre un crime
Peut-être que je ne serais plus de ce monde Que je ne serais plus qu’un souvenir !
Je passerais donc La précieuse vie qui serait encore devant moi
À m’en vouloir à mort Pour mes illusions et ma naïveté, mes doutes et mes erreurs
Je l’épuiserais à empoisonner ma vie À empoisonner la vie des autres !
Voilà ce qui aurait pu se passer Si j’avais suivi la voie tracée par je ne sais qui !
Si j’avais été aveuglé par une version de ma biographie Si je n’avais pas été vigilant !
II
Ce n’est donc pas ce qui s’est passé ! Car je me suis raconté une autre histoire :
Je suis à peine dans ma soixantaine J’ai encore du temps à passer sur cette terre
Peut-être quarante ans peut-être vingt Peut-être seulement cinq ans ou un mois
Peut-être même que demain ou ce soir-même Je ne serais plus de ce monde !
Mais quand bien même je ne devrais plus avoir Qu’un seul jour devant moi
Cela ferait encore quatre-vingt-six mille quatre cents secondes A-t-on idée !
Encore qu’être ou ne pas être Cela n’ait aucune importance à l’échelle de l’univers !
En réalité peu importe la durée ! Ce qui importe c’est l’intensité de chaque instant !
Toujours est-il que j’ai décidé ceci : Ces milliers millions ou milliards d’instants
Qui sont devant moi qui sont en moi Se passeront ou seront vécus autrement !
J’ai mis ma foi en moi-même en tant que double réalité À la fois biologique et fictive
J’ai cessé sur-le-champ D’être victime des autres, d’une vieille version de mon histoire
J’ai convoqué JPL chef autoproclamé de la lignée Je lui ai dit mon mécontentement
J’ai reconnu ma part de responsabilité Dans le désastre que ma vie a failli devenir
J’ai pris le risque De quitter le confort apparent
J’ai quitté l’université flamande J’ai quitté l’Europe
J’ai quitté mon village enclavé J’ai quitté le couple éteint
J’ai quitté un environnement Devenu toxique insupportable
J’ai vendu ma maison Bref je suis allé de rupture en rupture !
J’ai radicalement rompu Avec mon ancienne vie !
J’ai radicalement rompu Avec le monde connu !
C’est le prix à payer Pour recevoir un bonus !
Pour renouveler sa vie ! Pour créer du sens !
Je suis au Canada depuis plus de dix ans Le pari n’est-il pas déjà gagné ?
J’y suis venu sur les ailes de la poésie J’ai atterri sur les rivages du Saint-Laurent
Je suis arrivé les bras ballants Pour autant je ne suis point arrivé les mains vides
J’étais porteur d’un riche héritage culturel Fruit de traditions millénaires variées
J’y vis plein de gratitude aux côtés De Résiliente-hors-pair
Poétesse-stupéfiante- Aux-grands-yeux-aux-grandes-oreilles
Maison-accueillante- Aux-portes-et-fenêtres-toujours-ouvertes
Guide-éclairante- Qui-accompagne-chacun-vers-sa-réalisation
Mère-et-grand-mère-universelle- À-l’esprit-vif-vaste-et-droit
Certains l’appellent Belle-Âme D’autres Laetitia La-Joie
Ce sont tous là quelques-uns De ses noms de force
Ensemble nous avons Six enfants et sept petits-enfants
Notre grande famille est éparpillée Sur différents continents
Nous avons des amis-parents De tous les âges et de grande beauté
Nous avons des enfants adoptifs Qui se réjouissent de renaître chez nous
Notre famille élargie comprend Les Vivants les Défunts et la Nature entière
Nous vivons à Rimouski-la-Fortunée Ville ouverte sur la forêt la mer et le ciel
Là où une journée est une vie entière Rimouski et nous on s’est apprivoisés
Ma fille Ndaayà Sara MwâKabuta Et son époux Clément Couvreur Le-Brave
Ainsi que leurs Noah Soan et Anna Tous admirables semeurs d’air et de lumière
Ont eux aussi gagné le Canada Où ils se plaisent et se déploient comme des fleurs
Ndaayà Sara MwâKabuta C’est le nom de ma mère bien-aimée La-Souveraine
L’Immortelle qui est toujours avec moi et en moi Où que j’aille où que je sois
III
Créateur-de-vibrations je crée une version neuve De l’histoire de ma vie
Je la crée je la crie Pour que l’entende pour qu’y adhère la nature entière
Je la crie assez fort Pour que l’emporte le vent jusqu’à l’autre bout du monde
Et pour que me revienne l’écho de ma voix Afin qu’y adhère mon être tout entier
Ma religion c’est cette parole vibrante Promesse de vie intense par-delà le temps
Depuis lors les questions liées à la foi Ont perdu leur pertinence comme leur sens
Pour le dire en d’autres mots Je renouvelle complètement mon mythe intérieur
Qu’on appelle aussi discours intime Et qui détermine ma posture dans le monde
Par la même occasion je crée Une grande communauté fraternelle d’adhérents
Qui adhèrent au pouvoir des syntagmes Groupes de phonèmes et morphèmes
Voilà sur quoi repose la double articulation Qui caractérise le langage humain
Voilà comment je contribue À transformer le monde en moi et autour de moi
Harari Sapiens le sagace historien l’a bien perçu : Mythes divinités ou argent
Ne sont que d’éblouissantes fictions Des constructions de notre imagination
Atubak-le-Nigritien enseigne lui aussi Que le véritable Créateur c’est l’Être Humain
Capable de créer un Dieu ou des dieux D’y croire et de les imposer à ses semblables
Bien entendu en cette matière sensible Chacun croit en la religion de son choix !
Auteur de récits et de mythes J’ai le pouvoir de les transformer à ma guise
Ensuite je les hurle dans les mégaphones Sur Internet sur les réseaux sociaux
Véritable espace public D’une efficacité d’une puissance sans précédent
Je suis Kabuta Monfrère-venu-de-Kamina
Artiste je fais des exercices du matin au soir
Je marche je chante je danse je médite j’écris
Je crée des récits qui transforment la personne
Je m’efforce de diffuser la pratique de la joie
Je contribue à la croissance de la fraternité
Je promeus et transmets l’art d’être vivant
Musique-et-Mouvement je poétise la vie
L’année dernière J’ai repris mes visites en Europe et en Afrique
Voilà cher Philippe-Serge L’essentiel de mes dernières nouvelles
Mes salutations amicales Et au plaisir de te lire et de nous revoir
Jean Kabuta
Rimouski, le 19 novembre 2022